Sylvain Urfer : Pas de devoir de réserve avec les droits de l’Homme

, -, Actualité, 1 juin 2012

Jésuite, écrivain, membre fondateur du SeFaFi, Sylvain Urfer est depuis quarante ans l’un des observateurs les plus avisés de la société malgache. La publication en volume de ses chroniques « Soatoavina » est l’occasion de faire le point sur cette figure d’intellectuel pour le moins « charismatique ».

no comment® publie en volume vos chroniques « Soatoavina ». Quarante ans d’expertise sur Madagascar, ce n’est pas rien…
Plutôt cinquante que quarante ! Mon premier contact avec l’île remonte à 1965, lorsque tout jeune étudiant jésuite, licence de lettres classiques en poche, je choisis de faire un an de coopération comme enseignant au collège Saint-François Xavier de Fianarantsoa. Pour les gens de ma génération – pour moi qui entre au noviciat en 1958, en pleine guerre d’Algérie – l’Afrique est comme un monde neuf, s’engager pour elle une évidence. Je savais que j’y reviendrais et jusqu’à mon ordination, 46 en 1973,je vais m’y préparer avec trois ans de philo à la faculté jésuite de Chantilly, suivis d’une inscription à Sciences Po en octobre 68.

Étudiant jésuite en 68, ça veut dire contestataire ?
(Rires) Oui, absolument ! On se sent en connexion avec l’esprit de 68. On participe aux manifs. On organise nos forums en interne à Chantilly, avec nos propres cahiers de revendication. On y parle de tout, du Jésus révolutionnaire, du mariage des prêtres… Je suis encore étonné de la façon dont les autorités jésuites de l’époque ont soutenu nos revendications. Mais il faut bien situer les choses : on est dans le sillage du concile Vatican II (1962-1965), on a tous envie de sortir du « bastion de l’Église », de s’ouvrir au monde.

Depuis Pascal, on a plutôt l’image du jésuite « aux ordres », tapi dans l’ombre, manipulateur…
Pascal, le pauvre ! Excellent écrivain, mais complètement pris dans son univers de Port Royal. On lui doit un genre littéraire nouveau, le pamphlet antijésuite, repris plus tard avec brio par Voltaire, mais tout ça c’est du fantasme ! L’obéissance spéciale au pape, ce voeu propre à la Congrégation qui a tant fait couler d’encre, c’est tout simplement notre engagement à accepter toute mission qui nous sera donnée, où que ce soit dans le monde. Ca ne veut pas dire qu’on est une machine de guerre au service du pape, on est d’abord un ordre missionnaire ! La réalité est qu’il y a de tout chez les jésuites, des sensibilités de droite comme de gauche, des réactionnaires comme des progressistes…

Vous, c’est plutôt plutôt à gauche ?
Sans doute. À l’époque, vers 1968, j’ai beaucoup de sympathie pour Gustavo Gutterriez et tous ces évêques latino-américains qui militent pour ce qu’on appelle la théologie de la libération. Ce ne sont pas des marxistes, comme on l’a dit, mais des religieux qui se servent de l’analyse fondée sur la lutte des classes pour en tirer une « praxis », un levier de prise du pouvoir au service des pauvres en Amérique du Sud. Rome a vite pris de la distance avec ce mouvement, mais « l’option préférentielle pour les pauvres » demeure un aspect fondamental de notre sacerdoce. Une façon de réinjecter du message évangélique dans notre engagement.

Est-ce que cela va jusqu’au marxisme ?
Comme prêtre, il m’est très difficile d’adhérer au matérialisme athée de Marx. J’ai consacré mon mémoire de troisième année de philo au marxisme en Union Soviétique, sous la direction du père Henri Chambre, l’un des grands soviétologues de l’époque, et ma conviction est que tout dans ce courant depuis 1917, de Lénine à Pol Pot pour faire bref, n’est que dérive idéologique et improvisation permanente. Avec le lourd bilan humain que l’on sait.

Le socialisme de Tanzanie trouve pourtant grâce à vos yeux…
Dès le début des années 70, j’ai consacré un livre à la pensée de Nyerere, arrivé au pouvoir en 1964. Je suis sensible au fait qu’il ne cherche pas à absorber de façon mécanique la vague de socialisme marxisant qui touche l’Afrique, comme le fera plus tard Didier Ratsiraka. Il tient compte de la spécificité de la société africaine, fondée sur ce qu’il appelle l’Ujamaa, la confraternité. C’est le maître mot de son idéologie et l’exact correspondant en swahili du fihavanana malgache : à savoir des relations sociales inscrites sur le mode de la parenté. Quand j’entends dire que le fihavanana est l’exception culturelle malgache, je sais que c’est inexact ! Il est présent dans toute l’Afrique subsaharienne, et partout il pose le même problème : comment élargir cet esprit de solidarité fondé sur la parenté à l’espace plus large du pays, de la nation. En clair, comment passer du parent au citoyen. À Madagascar, l’horizon de la solidarité reste toujours le clan et l’ethnie, au-delà c’est chacun pour soi…

C’est ce modèle social que vous avez en tête quand vous vous installez à Madagascar, en 1974 ?
Je n’ai pas d’a priori. Je pense surtout qu’il ne faut pas être dans les idées sans avoir les pieds sur terre. C’est ce qui me conduit à devenir curé sur le terrain d’Anosibe en 1980. Une des paroisses les plus pauvres de la capitale, le quartier de ceux qu’on appelle les Noirs… une fonction que je vais occuper pendant 25 ans. C’est là que j’ai poussé à la rénovation du marché d’Anosibe. J’ai collaboré au projet avec Marc Ravalomanana quand il est devenu maire de Tana et qu’il avait obtenu les subventions auprès de la Banque mondiale. C’est après que ça s’est gâté entre nous…

Quand le politique a pris le dessus sur l’homme d’Église ?
Mais je n’ai jamais fait de politique, jamais appelé à voter pour qui que ce soit. À moins de considérer que l’engagement social, c’est de la politique ? À partir des années 80, comme conseiller auprès des évêques malgaches, mes seules prises de positions ont été dans la critique de tel ou tel aspect de mauvaise gouvernance. Pas par esprit partisan, uniquement parce que le message évangélique nous demande de réagir ainsi ! La meilleure preuve de neutralité, c’est en 1991 : lorsque le Conseil des Églises chrétiennes à Madagascar (FFKM) est entré dans les structures politiques de la Transition, les catholiques s’en sont retirés. Et ç’a été la même chose avec Zafy, Ratsiraka II et Ravalomanana…

Quand vous prétendez avoir un droit de regard sur les élections, vous n’avez pas l’impression de pousser le bouchon un peu loin ?
Si j’ai travaillé, au nom de la société civile, avec le Cnoe (Comité national d’observation des élections) en 1989 et participé à la création du SeFaFi (Observatoire de la vie publique) en 2001, c’est que je suis convaincu de la valeur évangélique de la défense des droits de l’homme, et convaincu que cela passe nécessairement par la démocratie et l’État de droit. J’estime qu’il n’y a pas de devoir de réserve quand on défend les droits de l’homme. La première déclaration du SeFaFi a d’ailleurs été pour prendre la défense de Marc Ravalomanana au moment des événements de 2002, sur l’argument qu’on n’a pas le droit d’interdire les rassemblements. L’ironie est qu’on a dû reprendre ce texte deux fois lorsqu’il a été installé au pouvoir, mais pour dénoncer ses propres dérives !

De là votre expulsion « manu militari » le 12 mai 2007…
Des policiers sont venus me chercher à mon domicile d’Andrefan’Ambohijanahary et sans autre forme de procès, j’ai été embarqué dans un avion. Certes, j’avais dénoncé la corruption du régime à travers le SeFaFi et d’autres instances, mais pas plus que je ne l’avais fait auparavant… Il faut croire que Marc Ravalomanana était plus susceptible que ses prédécesseurs. Un pur mouvement d’humeur, car rien ne justifiait cette décision, un dossier complètement vide. Bien après, il y a eu un communiqué disant que si l’ancien président avait écouté le SeFaFi, il serait toujours au pouvoir… Quant à moi, j’étais certain de revenir et jusqu’à mon retour, en novembre 2009, tout en collaborant à Paris à la revue Études, je gardais un oeil sur les affaires malgaches.

S’il fallait définir d’un mot le « mal » malgache ?
Je dirais une mutation sociale sans précédent. Le pays est en train de passer d’une société traditionnelle fermée à une société ouverte, urbaine, monétarisée, voire mondialisée. C’est un saut fantastique, une accélération incroyable de l’histoire. La société malgache est sommée de faire en quelques décennies ce que d’autres ont mis des siècles à construire. Pour y arriver, il lui faut acquérir cette conscience collective que chaque Malgache est un « parent », au-delà des clivages ethniques, de castes ou de couleur de peau. Ca ne peut pas se faire sans douleur. Mais je suis optimiste, la dynamique est enclenchée, et tant mieux si dans ce processus, j’ai pu me rendre utile.

Propos recueillis par Alain Eid

(article publié dans no comment© magazine n°29 – Juin 2012)

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