Il était une femme… de Pierrot Men : critique par Dominique Ranaivoson

, -, Actualité, 8 février 2013

Pierrot Men - Il était une femme...Voici un ouvrage qui commence comme un conte, avec le parfum de mystère des phrases qui ouvrent à l’inattendu : une photo en noir et blanc indéchiffrable, un nom d’auteur bien en évidence mais sans connotation topographique, pas de sous-titre, autrement dit, aucun indice pour le lecteur. Pierrot Men, le photographe le plus célèbre de Madagascar, diffuse ses clichés en noir et blanc localement sous forme de cartes, de posters et d’ouvrages et ses expositions sont toujours très remarquées ; à l’extérieur de l’île, sa renommée s’étend depuis une quinzaine d’années à de nombreux lieux spécialisés.

Ce recueil, à la suite d’une dizaine d’autres (l’impressionnante bibliographie figure en page de garde), présente un choix de soixante clichés (dont huit en couleurs) de femmes malgaches. Elles se succèdent donc sans logique apparente, les jeunes, les mères, les vieilles. Elles sont à la pêche, aux cuisines, à l’école, donnent le sein, marchent, attendent, on ne sait quoi. Nostalgiques, gaies, silencieuses, seules ou en groupes, elles forment ce cortège que l’auteur qualifie par le singulier du titre. En effet, c’est ensemble qu’elles forment, pour lui, homme malgache et observateur constamment en éveil, les diverses facettes de « la femme » qui surgit au fil de ces pages. Aucune affectation dans leurs postures entrevues dans des instants suspendus, volés à une vie quotidienne des villes et des campagnes : elles sont au bord de la route, sur leur charrette, sur la plage pour pêcher ou laver le linge, devant le feu, aux champs, avec leur enfant. Leurs corps sont en déséquilibre quand elles ont les bras levés, la tête tournée, le corps penché pour tirer le filet, nouer un pagne, repiquer le riz, brandir la canne à sucre. Entr’aperçus derrière les voiles de pêche, sous un chapeau, de près ou au loin, diversement couverts, ils forment des silhouettes gracieuses admirées sans obsession. C’est que les femmes de Pierrot Men ne sont ni des objets de convoitise ni des statues, seulement des personnes rencontrées qu’il a voulu fixer dans des postures fugaces esthétisées par sa sensibilité.

Inscrite dans un espace précis et une action en cours, saisie par le hasard du cliché ou la lente construction du portrait, chacune garde sa singularité et c’est toutes ensemble, par le biais du montage assumé par l’auteur, qu’elles constituent son portrait de la femme vivante. L’auteur, dans les légendes, replace chaque cliché dans son contexte : « on venait d’assister à un retournement des morts » (63), « je devais prendre un avion pour Paris » (40) ; nomme les lieux (sans les localiser dans le pays, ce qui est dommage), les circonstances qui expliquent l’atmosphère (la gaieté des mères le jour de la circoncision (77) ou le cadrage « à l’instinct, j’ai pris la photo ») (15). Il fait ainsi de chaque image une brève séquence de l’histoire personnelle de la femme photographiée et une étape de sa propre trajectoire artistique puisque ces scènes sont réparties sur trente ans. Surtout, il commente la construction du cliché retenu : le choix de la contre-plongée, le jeu des ombres, le parallélisme entre un bras et une branche, un filet et une jupe, le croisement de deux regards, la présence d’un nuage, la grâce d’un flou, tous les éléments fortuits offerts par le hasard et captés par l’œil exercé de l’artiste. Même si la pertinence de certaines informations peut être mise en doute (il est inutile de connaître la ferveur des offices de Soatanana pour admirer la construction des cercles et le jeu des contrastes entre les chapeaux et les têtes tressées) (78). Au-delà du commentaire formel, le photographe livre là courageusement les sentiments qui ont justifié les instantanés. On comprend alors la subtile interaction entre la réalité et le vécu personnel de celui qui la voit et l’interprète : le visage derrière le voile de pêche le renvoie au masque mortuaire de celle qu’il vient de perdre, celui de l’ancêtre « respire la bonté » (66), la jeune fille au bord de la rivière lui rappelle le bien-être qu’il a ressenti à cet endroit.

Pierrot Men - Il etait une femmeLa photo devient dès lors le support d’une interprétation avancée prudemment : « elle paraît sereine » (79) ou « complètement abattue » (58), « ils n’ont pas l’air malheureux » (45), « on sent la tension qui se relâche » (85). Le photographe-témoin partage ses silencieuses questions face à ces femmes « mystérieuses » (72) : « pourquoi n’a-t-elle pas une vie meilleure ? » (54). Il modifie ainsi le statut des photos qui, de simples énoncés deviennent des signes interrogateurs dynamiques. Les photos ne renvoient plus seulement aux référents explicites, les femmes malgaches dans leur vie quotidienne, elles ne sont plus des seuls exercices formalistes, mais racontent la sensibilité, l’instinct (89) de leur auteur qui devient dans cette perspective le sujet central de l’ouvrage. Il partage par exemple, sans mots, sa définition de la féminité quand il décrit une silhouette comme « un peu mystérieuse dans ce contre-jour qui la rend légèrement aérienne, très féminine » (72) ou « elle [attend] en toute féminité » (68). Il avoue l’émotion partagée par tous ceux qui s’arrachent régulièrement à ce lieu quand, en légende d’une photo assez banale de bord de route vers l’aéroport il dit : « tu sens que tu es ici chez toi, que ta place est ici, à côté de ton peuple » (40).

C’est dire qu’au-delà des images saisissantes, l’ouvrage contient en filigrane une réflexion sur la relation de l’artiste à son sujet, sur la construction de l’image, sur la traduction en visuel de l’émotion, et enfin sur l’appréhension du féminin par un homme.

Préfacé par Bénédicte Berthon-Dumurgier, il paraît dans une jeune maison d’édition née à Madagascar et qui diffuse en France des œuvres de l’océan Indien. No comment éditions commence donc bien et fort avec ce livre de et sur un des artistes les plus mûrs d’un pays qui échappe ici aux étouffants stéréotypes de la misère ou des beaux paysages. Pierre Men résume sa position en légende du portrait qui ouvrit sa carrière : « j’ai senti que je pouvais percer un peu l’âme humaine avec la photo » (62). Il nous emporte magistralement dans cette quête aussi risquée que passionnante.

Dominique Ranaivoson
Article publié dans Africultures le 30 janvier 2013

Lire un extrait.

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